Le phénomène de sens et perte de sens au travail est le point de départ de notre réflexion. Quels sont ces phénomènes ? Le travail a-t-il du sens ? Quelle est la différence entre sens au travail et sens du travail ? Si la question du sens de la vie est débattue depuis longtemps, le lien entre sens et travail tel qu’il est envisagé aujourd’hui aura dû attendre l’apparition de conceptions philosophiques plus individualistes et matérialistes qui font un lien entre le fait d’exercer une activité et celui de procurer du sens à sa vie. Par exemple, chez Marx, la conception du travail est telle qu’il peut être source d’aliénation autant que d’émancipation. Il ressort principalement que la relation entre sens et travail est un composé d’éléments cognitifs, intentionnels, affectifs. Quels sont ces éléments et comment sont-ils représentés en science de gestion ? Comment contribuent-ils à la question de sens ? Nous nous attarderons sur ces différents éléments avec les principales théories et approches du sens en science de gestion. Puis, nous traiterons des différentes pratiques managériales facilitant ces éléments et permettant de redonner du sens au travail. Bonne lecture à tous, et au plaisir d’échanger en commentaires.
Cet article est le cinquième de notre série consacrée au sens. Pour retrouver les quatre premiers de la série, c’est par là ↓
- LE SENS EN PHILOSOPHIE – GRÈCE ANTIQUE (1)
- ENTRE SENS ET PERTE DE SENS AU TRAVAIL (2)
- LE SENS AU TRAVAIL ET SES DIMENSIONS : COGNITIVE, ÉMOTIONNELLE, INTENTIONNELLE (3)
- PRATIQUES MANAGÉRIALES DU SENS : FINALITÉS / COGNITION / AFFECTS (4)
Nous avons vu dans le précédent article les nombreuses innovations managériales répondant à la volonté des entreprises de (re)donner du sens au travail. Ainsi, de nouvelles formes d’organisation ont émergé comme l’organisation apprenante de Paul Senge, l’entreprise libérée d’Isaac Getz, l’holacracy de Brian J. Robertson ou, plus récemment, l’entreprise agile.
- Senge (1990) définit l’organisation apprenante comme une entreprise où les personnes améliorent continuellement leurs capacités pour créer les résultats qu’ils souhaitent. Ce type d’organisation emploie des mécanismes d’apprentissages pour le développement des compétences au travail. Les attributs résultant de l’organisation apprenante selon Tarondeau (2002) sont la flexibilité, l’ouverture, l’autonomie et la capacité d’intégration.
- Getz (2009) affirme que la forme d’organisation classique est une entrave à la motivation et à la performance des salariés. Selon lui, l’ensemble des acteurs de l’entreprise doivent participer à la prise de décision. L’entreprise libérée incorpore l’ensemble des salariés dans la performance de l’entreprise en leur donnant les outils pour s’organiser librement et en les responsabilisant sur leur travail.
- L’Holacracy de Brian J. Robertson (2015) est une des innovations managériales et formes d’organisations récentes. Elle repose sur un mode d’auto-gouvernance qui responsabilise ses acteurs pour (re)donner sens au travail et rendre l’organisation plus performante. L’holacracy permet de ressentir, aux différents échelons de l’organisation, toutes les tensions pour pouvoir les traiter de manière efficace. C’est un mode de prise de décision qui accorde un pouvoir décisionnel en fonction du rôle de travail de chacun.
- L’entreprise agile permet aux organisations de se confronter aux aléas du changement ou aux environnements incertain (Charbonnier, 2006, 2013 ; Dyer et Shafer, 1998 ; Joroff et al., 2003 ; Leroux et Barthod-Prothade, 2017.
Ces structures d’entreprises développées avec la volonté de créer du sens restent, cependant, peu adoptées dans leur intégralité sur le marché. Toutefois, la notion d’agilité organisationnelle a été davantage opérationnalisée et a fait l’objet d’une littérature plus conséquente. Nous attarderons notre réflexion sur les méthodes et les attributs de l’entreprise agile. En quoi, cette pratique permet d’enrichir la question de sens ? Comme nous le préciserons, l’agilité est en lien direct avec l’apprentissage notamment par des procédés comme l’empowerment et l’apprentissage organisationnel (A.O). Ces principes sont présents pour développer les connaissances, compétences humaines, estime et confiance en soi. L’agilité apparaîtrait donc comme un élément majeur qui enrichit le sens au travail et le sens du travail.
Méthodes et entreprise agile
La notion d’agilité paraissait encore floue il y a quelques années, car différentes approches coexistent.
Provenant du concept du « lean » développé dans les années 1980, les méthodes agiles interviennent sur le sens collectif en entreprise par l’ensemble des communications entre les intervenants (Koenig, 2003). L’agilité permet aux “organisations confrontées à des environnements complexes, incertains et turbulents, la possibilité de construire un avantage concurrentiel sur le long terme par la combinaison de capacités distinctives” (Charbonnier, 2006).
L’agilité est une capacité qui exploite les opportunités offertes par le changement pour reconfigurer l’organisation (Amos, 2000 ; Charbonnier, 2013 ; Dyer et Shafer, 1998 ; Joroff et al., 2003 ; Leroux et Barthod-Prothade, 2017). Cette méthode repose, avant tout, sur des salariés épanouis et qui prennent en compte les enjeux stratégiques, organisationnels et humains afin de répondre plus efficacement à des situations d’incertitude élevée ou au mouvement du marché (Amos, 2000 ; Charbonnier, 2013 ; Joroff et al., 2003 ; Leroux et Barthod-Prothade, 2017).
Concrètement, les principaux attributs et pratiques organisationnelles de l’entreprise agile sont :
- L’adaptation au changement
- La valorisation des connaissances et compétences humaines par la mise en place d’un logiciel fonctionnel interne à l’entreprise (Sharp et Al. 1999) ;
- La valorisation des RH et la coopération (Dyer et Shafer, (1999) ;
- Un processus de décision décentralisée et de travail en équipe axé vers le bien-être des personnes, l’empowerment et la formation continue (Leroux et Barthod-Prothade, 2017).
La mise en application d’une entreprise agile s’effectue par le développement des relations par le dialogue, par un sentiment d’appartenance à une unité, un groupe, une équipe (Leroux et Barthod-Prothade, 2017) ; puis dans un second temps, par un diagnostic sur la situation de travail au quotidien afin de proposer des objectifs d’amélioration (Leroux et Barthod-Prothade, 2017).
Les salariés apparaissent comme l’élément crucial à l’entreprise pour accroître sa capacité d’innovation.
Ils pourront grâce à l’agiltié développer trois capacités majeures : la lecture du marché, la réactivité et l’apprentissage organisationnel. Ces capacités démontrent des comportements contribuant à l’autonomie, l’adaptabilité et la créativité des individus (Amos, 2000 ; Dyer et Shafer, 2003 ; Shafer, 1997 ; Shafer et al., 2001 ; charbonnier 2006).
Empowerment et sens au travail
Le déploiement durable d’une entreprise agile est envisageable uniquement si les pratiques managériales favorisent l’empowerment individuel et organisationnel (Leroux et Barthod-Prothade, 2017). Selon Joroff et al. (2003), considérant que l’entreprise agile agit dans un environnement incertain, l’environnement répond favorablement l’apprentissage organisationnel. Shafer (1997) affirme que l’aptitude à intégrer l’apprentissage organisationnel est une des compétences nécessaire qu’une des compétences nécessaires à l’entreprise agile est l’aptitude à intégrer l’apprentissage organisationnel. Selon Lemieux et Beauregard (2015), les processus d’apprentissage sont des procédés importants et sous-jacents à la création et au maintien de l’agilité. Même si de nombreuses réflexions scientifiques sont encore nécessaire, la littérature de l’empowerment permettrait de mieux appréhender les biais qui contribue à la question de sens au et du travail.
Mettre en place une transformation agile supposerait ainsi en premier lieu de s’attarder sur l’empowerment individuel afin d’octroyer aux salariés l’autonomie et les responsabilités nécessaires pour faire face rapidement et efficacement aux multiples aléas rencontrés par leur environnement (Amos, 2000 ; Dyer et Shafer, 1998 ; Shafer, 1997 ; Shafer et al., 2001; Charbonnier, 2011).
De ce fait, l’empowerment individuel / organisationnel est primordial pour la réussite d’une transformation agile. Il revient à l’organisation de créer les conditions d’un apprentissage en continu offrant des solutions adaptées au développement et à l’orientation professionnelle de chacun (Shafer et al., 2001).
- D’une manière individuelle, les salariés devront disposer de l’ensemble des informations et connaissances permettant de comprendre leur environnement et la manière d’y mener des actions efficaces (Dyer et Shafer, 1999, 2003 ; Shafer, 1997).
- D’une manière organisationnelle, cette transformation passerait par une communication en interne sur les besoins et le déroulement du changement souhaité.
Il est donc nécessaire de reconnaître et valoriser la contribution et l’impact des actions individuelles et collectives sur la performance globale de l’organisation (Charbonnier, 2006, 2010). L’accès, par exemple, à une information intelligible sur la vision de l’organisation, son environnement, les plans d’action stratégiques avec les objectifs et les résultats deviennent fondamentaux (Audrey charbonnier, 2006, 2010 ; Dyer et Shafer, 1999 ; Shafer et al., 2001).
Dans le deuxième article de cette série, nous avons cité les caractéristiques du sens au travail selon Morin (2008) en six dimensions : l’utilité sociale, l’autonomie, les occasions d’apprentissage, la rectitude soutenue, la coopération et la qualité des relations avec ses supérieurs. Dans cette perspective, il se trouve que les quatre premiers indicateurs sont associés à l’empowerment individuel et au sens du travail dans la mesure où ce sont des tâches liées à l’activité d’une fonction, d’un poste (Leroux et Barthod-Prothade, 2017). Les deux dernières caractéristiques, quant à elles, sont corrélées avec l’empowerment organisationnel et le sens au travail, car elles s’appliquent aux relations avec ses supérieurs, ses collaborateurs, ses collègues et la clientèle (Leroux et Barthod-Prothade, 2017). Ainsi, s’attarder sur les procédés de l’empowerment individuel et organisationnel pourrait contribuer au sens au et du travail.
Conclusion
L’entreprise agile permet par un processus de décision décentralisée et de travail en équipe, la valorisation des ressources humaines, des connaissances et des compétences. L’empowerment individuel et organisationnel est une des composantes majeures de l’entreprise agile. Il permet ces valorisations et contribue à la création de sens par des procédés d’apprentissages.
L’empowerment individuel favorise le sens du travail et développe l’estime et la confiance en soi, l’autonomie et le fait d’avoir un contrôle sur sa vie. L’empowerment organisationnel favorise le sens au travail et utilise les procédés de l’apprentissage organisationnel pour contribuer à l’innovation et la créativité dans l’organisation. (Barthod-Protade, 2012, 2015 ; Colle et al., 2017 ; Leroux et Barthod-Prothade, 2016).
Il est intéressant de noter que de nombreuses entreprises ont tenté d’incorporer ces procédés, mais toutes n’ont pas réussi cette transformation. Toutefois, il apparaît que pour les entreprises y parvenant, le lien entre agilité et sens puisse contribuer à l’épanouissement personnel et au bien-être psychologique des individus. Il s’agirait prochainement d’approfondir la question de sens par la spiritualité en entreprise avec la relation que nous entretenons avec nous-mêmes, les autres et notre environnement.
Références
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Bonjour,
Merci pour ce travail d’analyse et proche de mes aspirations en matière de gestion de la relation au travail. Je souhaite rajouter un angle d’étude complémentaire concernant l’obsession de la gestion des indicateurs dans les entreprises pour mesurer l’élaboration d’une stratégie (article dans la revue Havard Business Review N°40 – août/septembre 2020 portant notamment sur quelle est la raison d’être des entreprises). Beaucoup d’organisation oublient quelque peu que les mesures chiffrées, les indicateurs de performance, ne sont qu’une vision partielle de la stratégie réelle de l’entreprise. Il peut être pertinent de définir en mode collaboratif la définition des indicateurs qui traduisent au mieux la stratégie. Ceci permet également de donner du sens aux actions quotidiennes et de valoriser l’implication de chacun à l’atteinte de l’objectif collectif.
Patrick F
9 octobre 2020
Un article éclairant sur les fondements de l’entreprise agile et de l’empowerment. Il fait écho à la formation tout au long de la vie, aux principes de démocratisation à l’école (MAITRISE, IDENTITE, CREATIVITE) évoqués dans The Conversation et que l’on peut transposer à la vie quotidienne et au travail pour un monde plus équitable et favorable à l’épanouissement de chacun.
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Jacques Rambaud
13 octobre 2020
Article très intéressant pour moi qui travaille sur les questions de développement des compétences humaines et comportementales (soft skills). L’occasion d’approfondir également le concept d’empowerment individuel.
Emeline P.
7 octobre 2020