Cette rubrique entend vous proposer une sélection éclectique d’ouvrages dans le champ des sciences humaines. Vous y trouverez de la psychologie autant que de la sociologie et de la philosophie. Si nous sommes le plus souvent de bonne humeur, il nous arrivera également de laisser échapper un ouvrage traitant d’économie, voire de physique.
Quatre ouvrages vous serons proposés chaque mois.
Ce mois-ci, nous traiterons deux thèmes. Le travail et l’erreur cognitive. Le premier est abordé à travers deux ouvrages étonnamment complémentaires et publiés presque en même temps. Les auteurs traitent de la différence entre travail manuel et travail intellectuel, donc de la nature et du sens du travail. L’ouvrage de Crawford est plus philosophique, celui de Sennett plus historique et sociologique.
Le thème de l’erreur est présenté à travers les travaux de Kahneman et de Bronner. S’il est question de l’erreur, il faut voir poindre à l’horizon le concept de rationalité, puisque l’erreur cognitive pourrait remettre en cause notre conception d’un individu rationnel.
Bibliographie :
« Faire, c’est penser. » | R. Sennett, p. 397
Matthew Crawford, Shop Class as Soulcraft : An Inquiry Into the Value of Work, Penguin Press, 2009
(fr. Eloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, 2010)
Crawford mène une réflexion sous la forme du témoignage. Après de brillantes études de philosophie, il est engagé dans un think tank de Washington qu’il quitte 5 mois plus tard pour ouvrir un atelier de réparation de moto. S’il n’a pas abandonné la philosophie, puisqu’il enseigne à l’université de Richmond, il se réalise dans l’activité manuelle et propose une réflexion sur la distinction qui s’est opérée entre travail manuel et travail intellectuel, au détriment du premier. Son propos est une réhabilitation du travail manuel, tant éthique qu’économique.
Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010
Le thème est le même, à savoir la distinction entre travail manuel et travail intellectuel. Le propos est néanmoins présenté sous une forme plus rigoureuse que l’essai de Crawford, avec une revue historique et sociologique de l’artisanat. En tant qu’ancien élève d’Hannah Arendt, Sennett reprend le terme animal laborans pour le réhabiliter. L’animal humain qui travaille n’est ni abruti ni aliéné par sa tâche, au contraire, elle est une condition centrale de l’expérience sociale et de la constitution du soi.
Daniel Kahneman, Thinking, fast and slow, Farrar, Straus & Giroux, 2011
(fr. Système 1, Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2011)
En distinguant au sein d’un même individu une pensée rapide, intuitive et émotionnelle d’une pensée plus lente, réfléchie et logique, Kahneman explore les défauts de la pensée rapide, c’est-à-dire de l’intuition, sans pour autant priver l’acteur de rationalité (ce qui lui a été reproché, notamment par Bronner). L’auteur mène dans ce livre une cartographie des différentes erreurs plus ou moins universelles qu’il appelle biais cognitifs et discute de leur influence sur la rationalité.
Gérald Bronner, L’empire de l’erreur, PUF, 2007
Bronner prend le contrepied des interprétations psychologiques. Les biais cognitifs ne sont ni génétiques ni innés, mais développés. Ni irrationnels ni inutiles, mais fonctionnels. Les biais cognitifs sont le fruit d’une sélection plus ou moins consciente de la part de l’individu selon leur efficacité, ils reposent sur l’expérience. De fait, l’empire de l’erreur, constitué par les limites de notre rationalité, ne remet pas en cause cette rationalité.
Conseils de lecture :
L’ouvrage de Crawford est le plus abordable et son ton léger n’affecte en rien la qualité du propos. Celui de Sennett est à mon avis plus difficile d’accès car plus technique. Dans une optique de recherche, il est néanmoins plus satisfaisant puisqu’il traite le sujet avec moins d’approximations et en l’approfondissant réellement.
Quant à l’erreur, le livre de Bronner est un modèle de clarté, chaque chapitre et sous-chapitre est précédé d’un court résumé et l’auteur est très pédagogue, bien que le contenu soit très technique, les exemples sont nombreux et illustrent bien le propos. L’ouvrage de Kahneman est plus volumineux mais tout aussi bien écrit et illustré, une lecture non linéaire est également possible. Si d’aventure la taille vous décourageait, vous pouvez vous diriger vers l’article que Kahneman a publié avec Amos Tversky en 1974, « Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases » (in Science, New Series, Vol. 185, No. 4157. (Sep. 27, 1974), pp. 1124-1131.).
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