Ça n’est pas une habitude mais, comme en Septembre, et puisqu’une tradition s’institue mieux à travers la pratique rituelle, nous traiterons ce mois-ci deux (autres) thèmes, qui ont la particularité, si c’en est une, d’être abondamment traités en Sciences Humaines et Sociales. La Rationalité et la Modernité.
Nous aborderons le premier à travers l’ouvrage de Raymond Boudon sobrement intitulé La rationalité. Notons que les travaux de Bronner (vu le mois précédent) s’inscrivent dans la perspective théorique posée par Boudon.
Le thème de la modernité est d’abord présenté à travers le remarquable livre de Stephen Toulmin, Cosmopolis : The hidden agenda of modernity, malheureusement jamais traduit (bien que disponible en ligne gratuitement si vous cherchez bien). Enfin, (parce qu’il faut contrebalancer la routine que l’on a presque réussie à installer) vous pourrez allier sciences humaines et plaisir littéraire, puisque le second livre n’est autre que Le Spleen de Paris (ou Les petits poèmes en prose) de Charles Baudelaire.
Bibliographie
« Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude ; jouir de la foule est un art » | C. Baudelaire, p. 90
Raymond Boudon, La rationalité, PUF Quadrige, 2012
Dans ce court ouvrage, Boudon revient sur ce qui a été le cœur de sa vision de la sociologie : prendre en compte la rationalité de l’acteur. Au même titre que Weber, il considère qu’il faut, jusqu’à preuve du contraire, considérer l’individu comme rationnel, auquel cas ses choix nous sont compréhensibles. A l’instar de Durkheim qui dit que l’individu est un mélange de biologique et de social, Boudon nous dit que l’individu est hétéronome et autonome, soumis à des causes culturelles, biologiques et psychologiques, mais également capable de choisir et de juger. La détermination par des causes du choix ou du jugement n’enlève rien de la réalité de ce que l’on pourrait appeler un seuil de liberté.
Son utilisation du concept de Rationalité diffère de celui que l’on peut trouver en économie. En effet, l’économie orthodoxe met en avant la Théorie du Choix Rationnel, qui postule un individu mu par la maximisation de son intérêt. C’est la figure de l’homo oeconomicus. Si cette figure peut rendre compte des comportements dans le champ économique, elle « n’a pas grand-chose à nous dire sur les sentiments moraux ni généralement sur les phénomènes d’opinion » (p. 49). Boudon ajoute qu’elle ne permet pas de rendre compte « des préférences, des objectifs, des représentations, des valeurs et des opinions de l’individu » (p. 50).
Ce qui transparaît derrière cette critique c’est que la vision que l’on trouve en économie de l’individu économique rationnel a supplanté le concept plus général de rationalité, qui n’est pas réductible à la poursuite égoïste de nos intérêts. Boudon en appelle donc à un courant rationaliste en sociologie qui prenne pour fondation une théorie de la Rationalité moins étriquée que la théorie économique. C’est ce qu’il appelle la Théorie de la Rationalité Ordinaire.
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris (Petits poèmes en prose), Le livre de Poche, 2003
Pourquoi parler de Baudelaire quand l’on parle de modernité ? Cet excellent recueil de poèmes en prose peut être lu comme le témoignage sensible et subjectif de l’individu moderne, perdu dans la ville moderne et dans sa condition d’étranger dans la foule. C’est ce qu’expriment plusieurs des poèmes, notamment dans la dédicace, où il nous dit cela : « l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne » (p. 60). Notons quelques poèmes particulièrement parlant : L’étranger, Le mauvais vitrier, A une heure du matin, Les foules, etc. etc. etc.
Stephen Toulmin, Cosmopolis: The Hidden Agenda of Modernity, The University of Chicago Press, 1990
Ce dernier livre du mois est dû à un philosophe britannique. Il y explicite les raisons de l’avènement de la pensée Cartésienne en proposant une revue des débats de l’époque (XVIIe siècle) entre Montaigne et Descartes (bien que le premier meure au moment où naît le second) et en les inscrivant dans le contexte historique tendu d’alors (les guerres de religion). En opposant ces deux philosophes, ce sont deux écoles de pensée auquel Toulmin fait référence : le philosophe de l’incertain et de l’ambigüité (Montaigne) contre le philosophe de l’absolu, de la certitude et de la catégorisation (Descartes). On retrouve cette opposition dans leurs conceptions du doute. Le doute cartésien est un moyen par lequel nous accédons à la vérité alors que le doute de Montaigne se suffit à lui-même, il nous permet de prendre la mesure de la nature contingente et incertaine des destinées humaines.
Le paradigme Cartésien l’emporte, donc, et avec lui la vision d’une société ordonnée rationnellement autour de vérités établies et certaines, à l’image de la nature de Newton ordonnée autour de la gravité. L’ambigüité humaine et les théories compréhensives et humanistes sont alors reléguées à l’arrière-plan au profit de visions plus stables, systématiques et explicatives du monde. De ces visions découle directement la pensée rationnelle des lumières et les développements d’une science positiviste.
Conseils de lecture :
La rationalité de Boudon est un ouvrage relativement court (118 pages) qui a le mérite d’être très clair sur la question. Si vous voulez tout savoir ou presque de la rationalité en sciences sociales, c’est un livre conseillé, bien que plutôt technique.
Le livre de Toulmin, quant à lui, est agréable à lire et propose une structure qui permet une lecture non-linéaire, ce qui est toujours appréciable. Il n’est malheureusement pas traduit en français, un bon niveau en anglais universitaire vous servira pour prendre la mesure du texte. Pour ceux qui aiment l’histoire, il est également à conseiller puisqu’il replace les débats dans leur contexte tout en ayant le souci de toujours connecter présent, passé et futur. Il le dit lui-même :
“This is a book about the past, and about the future: about the terms in which we make sense of the past, and the ways in which our view of the past affects our posture in dealing with the future.” (p. 1)
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