L’individu au centre

L’individu au centre

Le coaching dans son éthique et sa finalité pose la question de la place de la femme et de l’homme dans la société d’aujourd’hui et les organisations. La problématique est formulée dans l’optique de rendre barre à l’individu sur ce qu’il a lui même créé et généré en termes de logique d’action, de pouvoir de décision, de responsabilité, de bénéfices et de réalisation personnelle et/ou professionnelle. Ce premier numéro de la Revue Européenne du Coaching reviendra sur les conditions de possibilité du coaching en proposant un ensemble de réflexions sur les structures, l’individu, sa place dans l’organisation et ses possibilités d’émancipation.

Le thème de l’individu et de ses structures d’appartenance éveille et questionne autour de la notion de liberté. Si nous évoluons et sommes le produit d’un environnement naturel et d’un environnement social, comment ne pas être déterminés par eux ? Si nous ne nous aventurerons pas ici sur les conditions de possibilité d’une liberté individuelle, il nous reste à mettre en avant la possibilité d’un individu non-aliéné dans un milieu longtemps considéré comme aliénant : le monde des affaires, où l’émergence de discours portés sur l’individu est vue comme un énième outil de contrôle social (Voir notamment l’article de Portocallis (2016a))

Plusieurs auteurs nous mettent sur la voie. D’abord Durkheim, qui, en affirmant que la jonction entre biologique et social donne naissance à l’individu, établit l’appartenance multiple comme condition de l’individualité. Ensuite Simmel, qui va plus loin et établit un lien entre appartenance et particularité. Plus nous appartenons à des milieux et des groupes divers, plus nous sommes uniques. 1

 

Coaching et aliénation

Les critiques du coaching axent en général leur propos sur l’impossible conciliation entre éthique et affaire et plus largement sur l’impossible conciliation entre liberté et appartenance. De fait, et c’est ce que nous avons relevé plus haut, l’ambition d’un individu au centre est vue comme un concept de soft power destiné à faire accepter aux masses aliénées leur domination. Le livre de Spicer et Cederström (Portocallis 2016a) parle de “tyrannie du bien-être” en parlant d’ “emprise idéologique” à travers l’abolition des frontières entre vie privée et vie professionnelle. Notons d’ailleurs que leur critique s’appuie sur une considération qui peut être analogue à la question de l’appartenance que nous avons signalée plus haut : le capitalisme, par la propagation de l’ “esprit du capitalisme”, abolit les appartenances et nous enferme sous son unique et toute-puissante férule.

Le livre de Gori et Le Coz (2006, L’empire des coachs, Albin Michel) est malheureusement tout à fait semblable à celui de Spicer et Cederström. Le coaching et sa pratique y sont vus comme des “éléments essentiels d’un dispositif général de maintenance et de réhabilitation sociales” (au sens de “contrôle social” pour “augmenter notre rentabilité comportementale”). Cette pratique, ajoutent-ils, “apporte sa caution idéologique à la pauvreté d’une anthropologie des richesses, une anthropologie étroitement économiste et bio-mécanique qui rend le monde dans lequel nous vivons (inégalités économiques et sociales comprises) absolument bon, naturel et nécessaire” (p. 176). Les auteurs présupposent plusieurs choses qu’il convient, pour en finir avec les fantasmes sans profondeur épistémologique liés au coaching, de déconstruire afin d’établir un espace où il devient autre chose qu’un artefact de domination émanant de l’esprit capitaliste.

Ce qu’ils appellent “anthropologie des richesses […] économiste et bio-mécanique” n’est, d’une façon reformulée et avec un glissement fort littéraire d’économie à anthropologie 2, rien d’autre que la doctrine économique orthodoxe telle qu’elle définit la maximisation de ressources comme seul acte rationnel et raisonnable. C’est le premier présupposé. Cette vision a-t-elle encore cours et pourquoi ? Notons qu’une telle vision de l’individu n’est pas restée figée, elle a notamment évolué à travers la notion de rationalité (Voir Laroussinie 2016) vers un élargissement de cette dernière au-delà du simple comportement économique.

Le deuxième présupposé, dont l’origine nous est inconnue, est celui qui consiste à dire que le coaching tente de justifier l’état actuel de la structure en en faisant quelque chose d’ “absolument bon, juste et nécessaire” dans lequel l’individu doit se parfaire sans remise en question. La critique de Gori et Le Coz est si large qu’elle pourrait s’appliquer à Leibniz (mais dans ce cas-là autant lire Voltaire) et, en enfonçant résolument le bouchon d’un coup de pouce sec, à toute la doctrine stoïque.

En adoptant une lecture plus conciliante, nous dirons que ces auteurs entrevoient une critique forte faite au mouvement des relations humaines : peu importe le changement relationnel, un bonjour n’abolit pas l’exploitation. C’est donc les conditions structurelles qu’il faut questionner. Reste que cette critique date des années 70 et a eu un réel impact depuis (ils la reprennent d’ailleurs au chapitre 2 mais oublient résolument les 45 dernières années). Nous évoquons l’évolution à l’aune de ces critiques de la théorie de l’organisation dans un article par ailleurs (Laroussinie 2016).

 

Coaching et individu

Revenons à des considérations plus sérieuses. La question à poser à partir de là est la suivante : sous quelles conditions l’individu peut-il être libre – et donc non-aliéné – dans le monde professionnel ? La question de l’aliénation présuppose deux choses : la possibilité d’action de l’individu ; la rigidité de la structure.

Nous en revenons donc à l’expression d’une rationalité étendue (Laroussinie 2016) et à celle d’une refondation de la structure à partir de principes éthiques (Laroussinie 2016Portocallis 2016b et Monlouis-Félicité 2016). Ces trois articles permettent de penser un lieu où le coaching est possible, puisque l’individu n’y est pas fondamentalement aliéné et parce que les structures, en dernière instance, résultent des actions individuelles.

Si les auteurs des différentes critiques concluent de ce lien de parenté un transfert de responsabilité total vers l’individu, il n’en est rien. Si l’organisation dépend en dernière instance de l’individu, cela ne veut pas dire qu’elle ne peut s’en émanciper. L’émancipation de la structure est en effet à l’œuvre, notamment dans ce que nous pouvons appeler la bureaucratie, où les procédures remplacent les individus. C’est un phénomène dont n’est d’ailleurs pas exempte la recherche universitaire. 3 Ce phénomène de bureaucratisation, néanmoins, (1) ne concerne pas toutes les sphères professionnelles et (2) n’a rien de naturellement irréversible, pour la simple raison que tout dépend en définitive de la volonté qu’a l’individu de mener ou non à bien sa tâche. Il convient donc de permettre aux individus – et c’est le propos que tiennent Crozier et les chercheurs du Centre de Sociologie des Organisations – de prendre conscience des ressources qui sont à leur disposition pour reprendre la main sur la structure. Ce qui, nous en conviendrons, ne revient pas à dire que l’individu est responsable de son bien-être.

Si cette prise de conscience se fait au bénéfice des individus, il est juste d’ajouter qu’elle se fait également au bénéfice des organisations, mais, et c’est fondamental, d’une organisation qui repose sur cette liberté et cette autonomie. C’est notamment ce que pointe Alatorre (2016) en montrant qu’à partir de l’action, “nous devons penser notre rapport à autrui, pour trouver à terme que cette manière de devenir celui que l’on est, tout en prônant une certaine forme d’égoïsme, d’affirmation et de mise en valeur de notre moi (en un sens davantage corporel), n’est pas un élément nocif pour le lien social mais bien la garantie d’un lien social sain, et où le lien social doit être pensé comme l’union des personnes en vu de l’amélioration mutuelle de leur existence.” 

L’individu comme l’organisation n’est pas une donnée fixe. C’est ce que note également Aron (2016) à propos de la pensée de Deleuze« L’idée de construction identitaire suppose que celle-ci ne soit pas pré-établie une fois pour toutes. C’est là un des points essentiels de la philosophie de Deleuze. Il considère qu’un individu (mais également un groupe, une discipline ou une science…) n’est jamais donné substantiellement, mais produit au terme d’un long processus d’individuation qu’il conçoit toujours comme un acte et une relation, un processus qui reste constamment inachevé et qui n’aboutit jamais à un résultat fixe et définitif. »

 

Références

Alatorre, R. (2016), “Deviens celui que tu es”, Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016 (lien)

Aron D. (2016) “La Géosophie de Gilles Deleuze”, Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016. (lien)

Laroussinie T. (2016) « Les enjeux d’une redéfinition de la rationalité dans le cadre des organisations », in Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016 (lien)

Bourdieu P. (1997) “Le champ économique” In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 119, septembre 1997. Économie et économistes. pp. 48-66 (lien)

Mills C. W. (2006 [1959]), L’imagination sociologique, La Découverte

Monlouis-Félicité W. (2016), « La Stratégie en responsabilité sociale (RSE) : Un facteur de développement de la résilience des entreprises », Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016 (lien)

Portocallis G. (2016a), « Corps et travail : comment sortir du piège du bien-être ? », Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016 (lien)

Portocallis G. (2016b), « 40 ans après, les problèmes de l’éthique des affaires sont-ils toujours insolubles ? », Revue Européenne de Coaching, 1, 12/2016 (lien)

Truc G. (2005), « Simmel, sociologue du cosmopolitisme », Tumultes, 1/2005 (n° 24), p. 49-77. (lien)

Notes

  1. Dans cette observation sur Simmel, Gérôme Truc (2005) nous renseigne sur le lien qui existe dans son œuvre entre appartenance et singularité. Cette dernière réside dans la multiplication des appartenances, c’est-à-dire dans un entre-deux : “Simmel affirme ainsi que la manière pour un individu d’être socialisé « est déterminée ou codéterminée par sa manière de ne pas être socialisé », de sorte que par exemple « le fonctionnaire n’est pas seulement fonctionnaire » (1,71), ou que l’étranger n’est pas seulement étranger : il est aussi un être humain singulier. Parce qu’il est un être de différence, il est toujours différent, jamais exactement ce à quoi on s’attend.” Signalons également sur ce point le livre de Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, PUF (Quadrige), 2013 (1908), et notamment le chapitre VI. « Le croisement des cercles sociaux ».
  2. Glissement qu’ils tirent à n’en pas douter de l’excellent article de Bourdieu, qui est évidemment bien plus fin dans sa critique de l’économie politique (Voir notamment Bourdieu 1997) : « C’est pourquoi il m’avait semblé qu’il fallait créer les conditions expérimentales d’un véritable examen critique non seulement de tel ou tel aspect de la théorie économique (comme la théorie des contrats, la théorie des anticipations rationnelles ou la théorie de la rationalité limitée) mais des principes mêmes de la construction économique, tels que la représentation de l’agent et de l’action, des préférences ou des besoins, bref tout ce qui constitue la vision anthropologique que, souvent sans le savoir, la plupart des économistes engagent dans leur pratique. » (P. 48) Nous noterons donc que Bourdieu, si il décèle derrière les théories de la tradition économique une vision anthropologique, n’en fait pour autant pas l’expression d’un complot destiné à asservir.
  3. Voir notamment Mills 2006 : “À mesure que les moyens de recherche s’accroissent et demandent davantage de crédits, ils sont peu à peu « expropriés » ; aussi cette sociologie ne peut-elle être vraiment autonome qu’à une seule condition, que les sociologues, collectivement, aient la haute main sur les moyens de recherche. Dans la mesure où le sociologue isolé laisse des bureaucrates s’immiscer dans son travail, il perd son autonomie de chercheur ; dans la mesure où la sociologie s’identifie à un travail bureaucratique, elle perd son autonomie sociale et politique. Je dis bien « dans la mesure où », car il s’agit évidemment d’une tendance et non d’un état de fait général.” p. 134, et plus largement tout le chapitre “L’Ethos Bureaucratique” (pp. 129-143).

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